27/09  13/12/25
Bernard Piffaretti
« XXL »

Galerie Ceysson & Bénétière, Luxembourg

Bernard Piffaretti © Tous droits réservés
Bernard Piffaretti © Tous droits réservés

La galerie Ceysson & Bénétière Luxembourg présente du 27 septembre au 13 décembre 2025 une exposition dédiée à l’artiste Bernard Piffaretti. Depuis plus de quarante ans, Bernard Piffaretti déploie une œuvre singulière, structurée autour d’un principe méthodique : la duplication. Chaque toile est scindée en deux par un axe central. Sur une moitié, le peintre agit librement ; sur l’autre, il répète — à la main, sans calque ni procédé mécanique — le geste initial. Ce redoublement volontaire est une stratégie systématique qui, en annulant l’élan pulsionnel du premier temps, met à distance l’expressivité pour mieux révéler la nature même de la peinture (acry. s. t. 259, 2005).

Loin d’un système figé, ce protocole donne lieu à une infinité de tableaux, tous autonomes, tous incomparables. La cosmogonie de Piffaretti, en constant enrichissement, obéit cependant à une certaine idée d’unicité quasi organique et continue, où chaque oeuvre entre en relation avec les autres, comme les fragments d’un seul texte toujours en cours d’écriture. Dans cette vaste syntaxe picturale, plusieurs « figures » émergent. Les classiques déploient le processus avec clarté et rigueur (acry. s. t. 15, 2001), la toile en ses deux parties étant exécutée dans un même mouvement de répétition de ses strates de fabrication encore chaudes. La duplication n’est qu’un double visuel réalisé acte par acte qui annule toute subjectivité de la première partie.

Ce dispositif structurel — simple en apparence — permet à l’artiste d’instaurer ce qu’il nomme une métapeinture. Une peinture au milieu, au-delà, après : meta dans le sens le plus plein du terme. Le tableau ne montre pas seulement une image, il donne à voir la peinture advenant en posant les bases d’interrogations qui traversent toute l’oeuvre de l’artiste (acry. s. t., 95, 1993, Qu’est-ce que l’art moderne). Ainsi, en répliquant son propre geste, celui-ci ne cherche ni effet de style ni virtuosité. La toile devient un espace critique, un miroir tendu à l’histoire de l’art — à ses ruptures, ses mythologies, ses retours déguisés.

Dans un texte récent, Piffaretti évoque les PICK UP, empruntés à Marcel Duchamp, qui désignent cette manière de prélever, de citer, de reformuler. De Matisse à Pollock, des céramistes du XVIe siècle avant JC de Santorin aux avant-gardes du XXe siècle, l’art est pavé de réinventions déguisées, de deuxième fois. L’artiste n’avance pas en ligne droite, il regarde par-dessus son épaule.

Chaque peinture est ainsi à la fois une mémoire et une invention, une image qui doute de son origine autant qu’elle rejette sa clôture. La duplication introduit une faille : ce qui se répète n’est jamais tout à fait identique, et ce qui recommence ne revient jamais au même point. Dans cette tension, le tableau trouve son autonomie — ni narratif, ni purement gestuel, ni strictement conceptuel — mais ancré dans un présent de la peinture, dans ce qu’elle peut encore produire d’actif, de sensible et de critique.

Face à cela, le spectateur n’est jamais passif, son regard est pris dans une dynamique de va-et-vient, de vérification, d’ajustement. Regarder un tableau de Bernard Piffaretti, c’est refaire en pensée le parcours du peintre qui nous y invite. Les « figures » des Kine transportent le spectateur au coeur même du processus d’élaboration (acry. s. t. 237, de 2016). La juxtaposition de toiles, référence faite au kinorama, portent en elles la seule ligne verticale, plus ou moins longue, tel un panorama retraçant le démarrage d’une peinture. Nous voici placés devant la situation première, stigmate du geste initial, et, embarqués dans l’acte de peindre, nous devenons partie prenante de l’œuvre, acteur du regard, au sens que lui donne Georges Didi- Huberman lorsqu’il écrit que « voir, c’est être mis en retard par ce qu’on voit ».

Spectateur émancipé, nous recomposons, réinventons, interprétons plutôt que de recevoir un sens tout fait. Chez Piffaretti, le tableau ne livre rien, il propose, il déclenche et oblige. Il installe un regard qui pense, un œil attentif à ce qui se rejoue, se décale, se perd ou se rejette. Les tableaux en négatif sont des extraits de toiles qui n’existent pas, peints sur tondos (acry. s. t. 234 de 2006 à 2017). La ligne de démarcation n’est pas toujours centrale suggérant ainsi avec force qu’il s’agit bien là d’un focus. Ces oeuvres sont accrochées en laissant un espace blanc volontairement vaste tout autour, tel un écran de projection mentale où se jouera l’imagination de celui qui regarde.

Dans l’exposition XXL, les oeuvres d’une période récente dialoguent avec des toiles plus anciennes, sans souci de chronologie. Ce brouillage temporel, revendiqué, rend perceptible la "situation picturale": un état où la peinture ne signifie pas, mais montre, ne raconte pas, mais provoque. Le tableau ne représente rien d’autre que la peinture elle-même, comme phénomène, comme surface, comme événement (acry. s. t. 259, 2005).

Les figures des Inachevés (acry. s. t. 185 1997) rendent tangibles le processus du redoublement. Si la duplication des classiques rejoue des situations picturales superposées d’une moitié à l’autre de la toile, ici, du fait de la deuxième partie laissée en jachère un temps plus long, la reprise acte par acte est impossible car les éléments constitutifs ne sont plus en mémoire. La copie serait facile, mais le propos n’est pas là, l’artiste laisse donc place à la surface blanche.

Les dessins après tableau déjouent également les logiques temporelles habituelles. Ces oeuvres graphiques ne sont jamais préparatoires à l’oeuvre peinte, elles viennent en souligner a posteriori la surface visible en reprenant leur structure visuelle, leur chromatisme, leur écriture (tech. mixte sur papier, 233, de 1991 à 2020).

En cela, l’artiste met la peinture en condition de se reposer sur elle-même. Il en révèle la grammaire, la mécanique, l’épaisseur temporelle. Il la confronte à son propre régime. Les « petits tableaux » explorent toute la gamme des formats traditionnels de la peinture : des chutes de toiles récupérés sont collées sur des châssis ronds, rectangulaires, des formats portrait ou paysage. (acry. s. t. 235, de 1995 à 2017)

Avec Bernard Piffaretti, la peinture s’avance dans un entre-deux fécond, entre déjà-là et pas-encore, entre répétition et invention. Le tableau, dans son apparente simplicité, révèle la tension entre ce qui revient et qui échappe. C’est peut-être cela, aujourd’hui, peindre la peinture.

Clémence Boisanté, juillet 2025.